Il est 6h quand un coup de poignard dans l'omoplate droite surprend notre protagoniste dans son sommeil.
Accroupi sur le matelas que lui a préparé sa sœur, il contemple l’obscurité et le bruit caractéristique du bois qui joue sur les plaintes du toit.
Éric prend une longue respiration et se met en position de Zazen. Son esprit est maintenant debout derrière lui. Il regarde le couteau planté dans son dos et le retire délicatement jusqu’à ce que son corps sent le bout de la lame effleurer le pourtour de la plaie. Son esprit va au-delà et nettoie chaque face du couteau sur son épaule. Une sensation de froid lui parcourt alors l’échine, le sang dégouline, comme l’eau d’un glaçon après un jeu érotique, pour atteindre le bas de la raie de ses fesses.
Il est temps de recoudre.
Ses oreilles se focalisent sur le bruit sourd de l’aiguille et de son fil. Un "tic" significatif lui apprend la fin de l’opération.
Éric reprend ses esprits et s’allonge pour que les heures qui suivent accompagnent sa guérison.
Cette technique est efficace jusqu’à un certain niveau. En mission, elle lui a permis de faire accepter à son corps les traumatismes les plus extrêmes. Mais il commence à être vieux, au point de devoir désormais recourir à l’aide d’un kinésithérapeute.
Son corps lui lance un appel. Il doit y répondre aujourd’hui.
Éric descend les escaliers, tout le monde est déjà levé. Il n’a pas l'intention de rester chez sa sœur dans la journée : une longue marche vers Cherbourg est prévue.
Lucie et Vincent, partis pour le collège, Éric se passe tout de même un baume chinois apaisant qu’il a subtilisé à sa sœur.
Silence dans la maison.
Il ouvre toutes les fenêtres et laisse les bruits sourds de la mer et de la route toute proche remplirent l'espace.
Assis sur le Rocking-chair, Éric ferme les yeux.
Sa sœur n'est pas encore rentrée et ne commence à travailler sur son ordinateur qu’à partir de 9h. Il partira quand elle sera apprêtée à son poste de travail.
Son corps et Son esprit conversent. La reconstruction n’est pas encore complète. Qui des deux est le médecin ou le patient ? Il ne saurait dire.
Éric mange une banane et part pile à 9h laissant sa sœur face à son écran.
Le soleil face à lui, il remonte la pente qui le mène au centre-ville d'Équœur. Une forte odeur d'herbe fraîchement tondue taquine ses narines. Il ne croise que des personnes aimables sur son chemin ; le contraste est saisissant par rapport à sa ville.
Il boit.
Il passe à côté d'un monument aux morts :
QUE MAUDITE SOIT LA GUERRE
AUX ENFANTS D'ÉQUEURDREVILLE
MORTS
PENDANT LA GUERRE
1914 - 1918
ET
GUERRE
1939 – 1945
Il a étrangement envie de manger du sucré.
Un peu plus loin sur son parcours, marche à sa suite une classe d'école primaire. Il est vite rattrapé. Celle-ci se dirige vers un stade où se joue une compétition sportive. Les exclamations couvrent un temps le bruit des voitures.
Sur les plaques d'égout d'Équœur — fondu par l'entreprise Truffert —, est dessinée une étoile à six branches ressemblant à si méprendre à l’étoile de David.
Son dos est déjà mouillé de transpiration. La fraîcheur qu’il y gagne est bienvenue.
Il boit de nouveau face à une "Maison des Syndicats" dont la typographie imposante semble cacher un complexe d’infériorité.
Il est bousculé par une ribambelle de collégiens et de lycéens se dirigeant sûrement vers le stade.
Se laissant dépasser par une jeune fille aux fesses rebondies et au jean serré, Éric se dit qu'il y glisserait bien un doigt pour y ressentir la chaleur moite. Ses ébats avec Pascale lui manquent.
Il est 10h30 quand il longe la place de la Fontaine à
Cherbourg. Il s'arrête à la place Henry Gréville pour repérer le Coffee Shop "Une Fève en Virée" où, sa sœur et lui, avaient failli déjeuner hier pour essayer leur Poké Bawl.
Après mûre réflexion, Éric décide d'aller manger dès l'ouverture à 11h.
Il est accueilli par une belle jeune fille blonde aux yeux bleus et cheveux courts. Il prend une formule à 13,90 € comprenant : du riz, des crevettes, de la mangue, de l'ananas, du concombre, de l'avocat, du gingembre, de l'oignon frit, en supplément du choux épicé et une sauce sucrée. Le mariage est frais et excellent ! Y est ajouté un brownie (pas fameux) en dessert qu’il arrose d'un verre d'eau. Étant le premier client, il a la chance de s'assoir sur un banc à coussins.
Éric trouve finalement qu’il est facile de reproduire ce genre de plat chez soi. « Bah, se dit-il, le prix est compensé par l’éclat de la gérante. »
Il effleure, en sortant du Coffee Shop, une passante qui dit qu' « elle ne va pas se laisser faire » au téléphone.
Éric s'arrête à la place du Général de Gaulle. Il boit et enlève son sweat à cause de la chaleur. Face à lui, le restaurant "Le Fifty's" est fermé, définitivement.
Il identifie, dans la rue Louis Vastel, une fresque publicitaire (un homme à tête de trèfle tenant un vieil appareil photo) dont le temps a maculé le message de poussière et de pollution. Il y est écrit :
L'As des Photographes
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PLAQUES ET PAPIERS
AS DE TRÈFLE
Il traverse la passerelle Michel Legrand et se dirige vers le centre commercial "Les Eléis". En y rentrant se rappelle à son souvenir la Sandwicherie "La Faim de Journée" où sa sœur et lui avaient acheté de quoi manger hier. À la "Fnac", plusieurs titres récents ne sont pas mis en rayons. Ils restent là, dans leurs bacs, sous cellophane.
13h, un peu fatigué, Éric s'assoit dans le centre commercial et vide sa bouteille d’eau. Il accuse un peu ses huit kilomètres de marche.
Une occasion s’offre pourtant à lui.
Dehors, il identifie un graff de Keith Haring sur le dos du tee-shirt d'un quidam (chien jaune à liseré rouge sur fond marron). Il l’interpelle. Le garçon est plutôt beau et semble sensible à la présence électrique d’Éric. Il ne tarde pas à regarder son paquet à son entrejambe.
Nous les retrouvons assis sur le bord du quai à l’ombre du pont qui fait la jonction entre Cherbourg et Tourlaville.
Il n’est pas question de prolonger la conversation et les langues d’Éric et du quidam s’enlacent déjà vigoureusement. Éric prend le temps de bloquer le bras gauche du jeune éphèbe pour lui éviter un soubresaut quand il lui sectionne la langue. Celui-ci à le réflexe de l’avaler et Éric en profite pour l’enlacer de plus belle.
Il tient fermement la tête de son amant de la main droite et leurs bouches, comme scellés, font des va-et-vient cadencés. Se désaltérant de son sang (ce qui lui évitera de boire jusqu’à la fin de la journée), Éric desserre petit à petit son étreinte lorsqu’il sent la vie quitter sa victime.
Avec un mouchoir, il enlève les tâches de sang sur la commissure des lèvres et dépose délicatement le corps sur le pavement légèrement humide et refroidi du quai. Il déplace la main droite du corps derrière sa tête et le bras gauche sur son entre-jambe. La pose est parfaite. La rigidité cadavérique qui surviendra, figera son œuvre telle une toile de maître sublimant une quelconque Passion du Christ. L’ombre portée du pont complète la beauté du geste.
Quand il lui ferme les yeux, il aperçoit de l’autre côté du quai une petite fille qui le pointe du doigt. Il lui fait un signe amical de la main qu’elle lui renvoie.
En remontant la butte du quai, un passant le hèle pour lui demander où se trouve le "MacDo"…
Nous retrouvons notre protagoniste attendant l’ouverture du "Musée Thomas Henry" pour visiter l'exposition "Étranges Cités de Nicolas de Crécy". L'entrée est à 6 € et, dès qu’il pousse la porte vitrée pour rentrer dans la salle des collections permanentes, ses tympans sont agressés par les gesticulations verbales de jeunes visiteurs.
Ce sont des lycéens qui ont l'air de faire de la mise en scène, plusieurs caméras en main. Parmi eux, certains ont des perches ou filment en gros plan leurs camarades. Il voit à terre du tissu faussement taché de sang et d'autres ustensiles. Éric en profite pour rajouter sa touche personnelle en nettoyant ses dents encore un peu tachées de son dernier forfait. Leurs professeurs les surveillent à peine.
« C'est rare de voir une telle émulation dans un musée, se dit Éric, mais faire preuve de contenance n'a pas l'air d'être leur fort. »
Difficile d'apprécier les œuvres dans ces conditions. Certains présentent les traits propres d'une jeunesse qui se cherche. « Un de moins désormais », soupira d’aise Éric. Une gardienne vient à sa rencontre pour s'excuser du désagrément lui disant que le musée sera gratuit demain. Zut !
Éric reste longtemps à observer, fasciner, le portrait de Pauline Ono — en robe bleue — la première épouse de Jean-François Millet peint entre 1841 et 1842. Il mire à sa suite un autre portrait de la belle — en déshabillé — et il a du mal à cacher son trouble en découvrant que ce fût le dernier que Millet ait peint de sa muse suite à sa mort d'une maladie pulmonaire en 1844.
L'exposition de Nicolas de Crécy ne le transporte pas ; il apprécie par contre sa technique à l'eau forte.
Un jeune lycéen, éphèbe, torse nu, bardé de flèches le transperçant, passe sous son nez. Éric n’est pas déçu de sa visite. Dommage de ne pas avoir vu autant d'audace du côté des filles.
Percevant encore le goût ferreux du sang, Éric achète un donuts avec glaçage à 1,80 € à la boulangerie "Petit Jean" : mauvais.
16h30, notre vampire du jour prend le bus #5 en direction de "Querk". S’engouffrant dans un centre commercial, il flâne, cherche, repère pour plus tard peut-être, et se lasse rapidement. Lucie finit son travail à 18h30 donc dans une heure. Autant rentrer et se poser, la journée a été assez riche comme ça !
Vers le Hameau de la mer un banc isolé le persuade de s’assoir. Des badauds font de la marche sportive et font demi-tour juste à côté de lui. Il profite des embruns.
Lucie est encore sur son poste de travail quand il rentre. Vincent joue de la contrebasse à l’étage. Éric s'affale directement sur le Rocking-chair. Lucie lui annonce lui avoir changé sa couche pour un canapé-lit plus confortable. La prévoyance de sa sœur le touche.
Tout en se balançant sur le Rocking-chair, Éric consulte ses notifications. Un auteur lance une discussion sur Facebook sur le peu de visibilité de son ouvrage sur les étagères de plusieurs enseignes. Le fait que certains de ses fans ont pu trouver son livre — signifiant une exception car ils ont fait l'effort de le chercher — est qualifié de sa part de "Biais du Survivant". Une expression qui était pour Éric totalement inconnue. Il aurait du mal à éliminer cet auteur si on lui intimait l’ordre : une telle ressource ne peut être gâchée !
Ce matin, Éric n’a pas pensé à enlever les points de suture qu’il a — virtuellement — appliqué sur sa plaie. Il sort acheter de l'Ibuprofène à 2,50 € et Lucie lui propose de manger quelque chose pour faire passer le médicament : pain, beurre, fromage et un peu de raisins. Pour l'aider, elle met de la musique qui "guérit".
Dans la cuisine, Éric s’affaire en coupant des poireaux et Lucie prépare du saumon avec du riz. Ils marient le plat avec un verre de Côte du Rhône "Villages 2022 Les Auzières,
Famille Marc Romain".
Ils regardent en entre-deux sur Arte les nouvelles sur le conflit Israélo-palestinien. Puis un regard complice se lit entre frère et sœur lorsqu’ils regardent la prestation ampoulée d’Omar Sy.
Lucie lui propose, subitement, de le masser. Réticent sur le moment, Éric accepte. Elle ne lui pose pas de question sur les multiples cicatrices qui dessinent un motif des plus abstrait sur son dos : elle est bien trop contente de retrouver son frère après plus de dix ans sans nouvelles.
Éric aura fait presque quinze kilomètres de marche.
Coût de cette journée : 24,20 € et un apport en fer.