C’est une dernière semaine qui s’annonce riche en évènement pour Eric. Sa journée de travail commençant un peu plus tard, il ne souhaite pourtant pas prolonger sa nuit et décide de prendre exceptionnellement un bain. Assis, enserrant ses jambes relevées, il embrasse le choc thermique au fur et à mesure que sa baignoire se remplit d’eau. C’est un moment propice à la réflexion : quelle suite donner à son parcours ?
Laissons Eric profiter de son bain et revenons sur les raisons qui l’ont poussé à accepter ce poste ô combien énigmatique.
Il faut remonter il y a seize mois pour retrouver un tout autre Eric. C’est sous le Code-nom d’Automne qu’il était le plus connu. Automne donc, était chargé des opérations les plus secrètes allant à l’élimination ciblée d’éléments pouvant perturber la sécurité de groupes industriels à la "désinfection" complète de site, effaçant ainsi des expériences menées de manières hasardeuses.
C’est lui qui était le seul intermédiaire pouvant collecter les directives de ses commanditaires et ainsi composer les équipes chargées de l’exécution des contrats.
Mais quelque chose avait troublé Automne.
Quelque chose qu’il s’appliquait à effectuer depuis la naissance de son fils.
Automne ne pouvait pas se permettre de garder des documents photographiques. Professionnels ou personnels, il était dans l’obligation de les détruire. Sa seule option pour garder un souvenir intime… C’était de le dessiner.
Oui, car notre cher protagoniste cultivait autrefois le désir d’être artiste et, pour ne pas se vanter, il était assez talentueux. Mais son potentiel se révéla des plus efficace dans les corps de métier les plus extrêmes. Deux talents, une seule option : il a dû faire un choix !
C’est donc avec une régularité mensuelle qu’il "portraitisait" son fils, mais voilà : pour la première fois, il n’avait pas pu prendre LA photo qui lui était nécessaire pour effectuer cette tâche.
Cet état de trouble fut le terreau de sa chute.
Récoltant à ce moment les informations pour une mission des plus délicates, il fit alors une erreur d’interprétation des directives qu’il avait reçues.
Le massacre fut bien effectué, mais pas sur la bonne cible.
Il avait lésé tout autant son commanditaire que son équipe qui ne fut pas rémunéré.
Automne — Eric donc — reste pourtant un professionnel, et bien qu’il soit obligé de faire profil bas, il se devait de réparer son erreur ou, tout du moins, de savoir comment on l’exploite.
Le Pourvoyeur était donc chargé par son ancien commanditaire de nettoyer — voire de recycler — tout le bordel qu’il avait commis.
Il n’y a heureusement aucun document photographique connu qui pourrait confondre Eric. En récupérant le curriculum vitae avantageux d’un vieux briscard (il utilisait son pédigrée à l’occasion), il put facilement intégrer cette usine.
Mais quelle finalité dans tout cela ?
Il connaît désormais un rouage de son métier qui lui était inconnu, soit, mais après ?
L’eau était devenue froide.
Un papier au format A5 et son nécessaire d’aquarelle l’attendait sur son bureau pour effectuer le portrait mensuel de son fils. C’est en étant baigné de musique qu’il mit plus de deux heures pour le réaliser. See you later, Earth, The Dragon et La Fête Sauvage de Vangelis l’accompagnaient. La photo supprimée, il scanna l’illustration l’enregistrant ensuite sur une clé USB qu’il gardait en permanence sur lui. Sa déchiqueteuse papier termina d’effacer toute trace de son œuvre.
C'est l'anniversaire de sa sœur Lucie : « Il faut vraiment que l'on marque le coup pour ses 50 ans l'année prochaine. »
Eric sort.
Il se rend compte à quel point il connaît le quartier. Il n'y a plus grand chose à y découvrir et plus grand chose à y faire non plus. Un ennui profond le gagne d'un coup. Le petit bouclé…
La cloche de l'église du quartier sonne 10h. Un homme lui dit bonjour en arabe. Eric s'assoit sur une pierre et lève la tête vers le soleil comme le ferait un tournesol. Il ne s’attarde pas plus.
Un documentaire sur Nicolas de Staël lui permet de remplir une heure de son temps. Puis il se cuisine un plat de semoule, tomates, concombres, lardons, raisins secs et un peu de fêta. Après manger, il démarre la lecture de Mon père alcoolique et moi, le temps de préparer son départ pour le travail.
Dans le tram, il ferme les yeux, les entrouvre puis porte son regard sur une jeune fille face à lui. Typique, elle porte le cheveu long, la taille fine et le ventre à l'air. Casque aux oreilles, montre connectée et portable en main. Pantalon large mais serré aux fesses. Ongles longs et blanc, bagues aux doigts, elle porte aussi des lunettes ovales et un grand sac noir. Eric peut se rassurer, il n’a pas perdu de son acuité.
Au supermarché de "La Cité Univers", il s’achète un smoothie (ananas, kiwi, citron vert) et trois petits donuts au caramel (2,55 €.)
On lui donne un nouveau vêtement au travail ; ils doivent paraître beaux pour l’audit de demain.
An-Ra, la responsable des payes, lui demande entre deux couloirs, s’il est intéressé pour prolonger son contrat. Eric marque un temps d’arrêt. Le Pourvoyeur devait être en grande difficulté pour que, bien qu’il fût absent pendant près d’un mois, l’idée ne lui ait pas été donnée d’enquêter sur sa personne. Sa chance était insolente… Mais il savait qu’il ne devait pas en jouir. Il demande à An-Ra du tac au tac d’estimer le montant de son solde de tout compte. La décision d’Eric était donc actée !
Quant à Ka-L, qui avait accepté cette offre, elle était absente. Sûrement à cause d'une bronchite.
Découper, démembrer, récolter, cataloguer, envoyer et recycler : la journée se déroula ainsi, tranquillement, faisant place à la nuit. Cha-r, un collègue chargé exclusivement de la manutention (masque sur le visage, il ne pouvait qu’imaginer le contenu de ce qu’il transportait), proposa gentiment à Eric de le déposer au plus près d’un arrêt de tram.
Calé à l'intérieur du vaste véhicule de transport en commun à moitié vide, Eric s’afflige du spectacle que lui sert un panel de poivrots dont un s'amusant à faire des tractions sur une barre de maintien. « Quel est donc ce besoin qu’ont les alcooliques à chercher un public ? »
Mon père alcoolique et moi fut son livre de chevet jusqu’à tard dans la nuit.
Coût de cette journée : 2,55 €.