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Pascal Craveri - Auteur BD

Je suis auteur de BD, illustrateur et portraitiste. Edité chez MORRIGANE éditions sur 4 romans jeunesse. Auteur également de la série BD en 3 tomes "SUIS LE FLEUVE" chez YIL édition. Depuis 2010 je dessine mon fils tous les mois! :)

Le Coût d'une journée - Chapitre 3 : Le droit de souffler _ 1

Publié le 29 Avril 2024 par Pascal Craveri

6h30. Éric a les yeux grands ouverts. La lueur bleutée de son réveil digital perce l’obscurité de sa chambre. Sa tête tourne quand il entend son fils tousser et se lever pour prendre une douche. Le vertige le gagne quand il décide de s’extirper de son lit.

Il avait prolongé la soirée d’hier en allant siroter un verre. Le lieu étant propice aux rencontres, il ne fut pas étonné de croiser Pascale entourée de ses amies. Il leva son verre dans sa direction ; elle le fixa longuement avant de passer à autre chose. Elle avait laissé Armel à la maison et elle profitait de l’occasion pour vérifier son pouvoir d’attraction. « Elle n’a pas envie de quitter le jeu.» Éric leva le coude.

Se frottant les yeux tout en buvant un reste de café réchauffé au micro-ondes, Éric manque de donner du goût à sa boisson avec ses croûtes de sommeil. Il prend un Doliprane et en profite pour donner à Lucas une cuillère de miel avec une goutte de Ravinsara (Cela se rajoute à son haleine corsée).

La morosité le gagne.

Le voilà sans activité.

Automne est sans activité.

C’est un peu comme s’il était à la retraite.

Il se sentait émoussé comme le Coutelas qui trônait dans son salon.

En rangeant son linge il trouve un de ses anciens polos de travail. Il décide de le découper et d'en faire deux torchons.

Il n'y a aucune joie dans cette action, juste un geste mécanique.

Moment de blanc.

Trois bruits de claquage retentissent dans l’appartement. Les joues d’Éric étaient marquées au fer rouge : il avait remis ses idées en place !

Il allume de suite son portable pour jeter un coup d’œil sur son compte. Le montant indiqué lui laisse un peu de marge de manœuvre pour réfléchir à son avenir. De plus, il peut compter sur les revenus du vieux briscard. D’ailleurs, il doit faire sa déclaration pour obtenir les aides de l’État et pour cela il doit leur fournir les bulletins de salaire censés justifier de son activité. Il peut remercier Le Pourvoyeur d’être d’une rigueur administrative dégoulinante. C’était d’un cynisme bienvenu.

Tiens ? On lui demande de fournir un document pour justifier son activité d’auto-entrepreneur… Il est vrai que le vieux briscard avait une petite activité qui lui permettait d’arrondir ses fins de mois. Éric n’a pas envie de complexifier davantage cette situation et rédige un courrier de cessation d’activité.

Un long soupir s’échappe de ses poumons quand il termine toutes ces démarches administratives. Il lui tarde d’aller à sa séance de kiné. Ah ! Ce brave homme est bien le seul à pouvoir le toucher sans risque !

Le sourire aux lèvres, se dirigeant vers son rendez-vous, Éric tourne en boucle dans sa tête le Theme from Harry's Game de Clannad. Il se crispe quand il croise l’homme qui a commis la naissance de la sœur de son fils. Lunettes noires, casque audio vissé sur les oreilles et lettre recommandé à la main. Du regard, il lui lance une lourde pique :

« Il part sûrement en recommandé ! »

Cette rencontre, bien que fugace, a gâché son seul moment de détente. À la fin de sa séance, il marque un temps d’arrêt :

« Lucas est occupé en ce moment à brailler sur son jeu en ligne et il a de quoi survivre si je ne rentre pas tout de suite… » C’est ainsi qu’Éric se justifie pour prendre la tangente.

Pendant son trajet dans le tram, il lui revient en mémoire ses anciens collègues de travail :

 

Ôm-j, petit gabarit, coupe en brosse, c’était pendant un temps le "Team Leader". Il n’avait clairement pas l'envergure pour diriger quoi que ce soit. Son petit doigt de la main droite manquant laisse à penser à un passé Nippon.

J-ùh, corps longiligne, légère calvitie, manutentionnaire à tendance schizophrène adepte du Slam antisémite. T-lès ne manquait pas de l’encourager dans son délire jusqu’à la pointe de la rupture. « "Faut rigoler" disait Henri
Salvador »
soupira Éric.

Six-to, trentenaire aux cheveux gris, apathique, blasé… À ses yeux, tout le personnel faisait de la merde. Il avait déjà une mentalité de vieux. Si on n’y prend pas garde, certaines missions peuvent vous user et provoquer un vieillissement précoce ! Pour Éric, c’était un triste constat à voir.

K-pa, l'éternel râleur coltiné aux "sous-ensembles". Sa dextérité avec la vrille et le fer à souder rappelait les pires scènes du film Marathon Man. Éric le soupçonne d’avoir gardé quelques dents en or.

Mu-u, une femme à la voix cassée par une trop grande consommation de cigarette et qui se plaignait des conditions de travail : « Personne n’ouvre sa gueule ici ! » Une poulie lui est tombée dessus. On ne l’a plus jamais revu.

T-lès, la jeune absentéiste retardataire. Mais pour quelle raison était-elle encore en poste ? « Les voix du Pourvoyeur sont impénétrables », se dit Éric.

Ph-ni, petite taille, bosseuse et fort caractère. Éric espère que l’incident le jour de l’Audit ne lui portera pas préjudice.

Q-thin, un gars sympathique mais mou, spécialiste du consensus. Un homme dangereux car il est impossible de deviner le fond de sa pensée. Une taupe ?

U-do, un homme discret, peu sûr de lui malgré un travail régulier. Sa conversation se limitait à une poignée de main et à un discours monolithique. Éric l’imaginait bien en action dans une foule armé d’un simple couteau. Il est sûr qu’aucunes émotions ne se seraient affichées sur son visage.

Ka-L, elle aurait pu être une belle femme si elle avait fait l’effort d’aller chez un orthodontiste. Elle n’aura pas de mal à évoluer dans le métier si elle évite de fumer du cannabis.

D-anh, enveloppé et déjà en piteux état, a à peine 25 ans. Lui laisseront-ils le temps d’exercer le beau métier de professeur ?

Et Vi-niah, un zombie.

 

Il y en a eu d'autres mais bon… Ce n’étaient que des gens de passage et ils ont vite été remplacés.

 

Sur la place de la République est installée une manifestation sur les jeux vidéo, il y a même de la réalité virtuelle. Son fils aurait apprécié. Juste à côté un vide grenier où Éric chine des vinyles qu’il trouve bien abîmés pour le prix de vente (10 € l'un ou 40 € les cinq). En passant à la boulangerie
"L'Atelier magique", il prend un pain au chocolat (1,50 €). Le reste est hors de prix.

Éric a finalement accepté de passer quelques jours chez sa sœur Lucie. Mais avant, il doit faire acte de présence chez sa mère à mi-parcours. C’est aussi une bonne occasion de voir sa sœur ainée Myriam.

Lucas ne faisant pas partie du voyage, Éric contacte sa mère pour la prévenir qu’il le déposera plus tôt. L’occasion est trop belle pour elle de l’hameçonner :

« Lucas ne me parle presque plus et il s’enferme constamment dans sa chambre ! »

« En plus, il part de plus en plus tôt de chez moi pour te rejoindre… Qu’est-ce que je dois en penser à ton avis ? »

Il y a un blanc au bout du téléphone : « Que puis-je dire pour ne pas la froisser ? » Éric fouille dans les méandres de sa cervelle, cherche, et trouve les mots juste pour la rassurer. C’est de toute façon dans son intérêt !

L’épisode fut rude. De retour chez lui, il se prend — fait rare — un verre de rhum arrangé aux raisins. Puis deux.

L’alcool aidant, Éric est intrigué par le film d’animation musical Bubble Bath du réalisateur et peintre György Kovásznai. Chaque mouvement d'animation tend à la déformation graphique sur plusieurs styles ce qui rend le métrage pénible ; sans compter les floutages hasardeux et le méli-mélo d'images kaléidoscopiques.

Il manque de vomir.

 

Coût de cette journée : 1,50 € et un haut-le-cœur.